mardi 27 mai 2014

Paul Géraldy "Toi et moi" XVIII - IX et XX


XVIII

Méditation

On aime d'abord par hasard,
par jeu, par curiosité,
pour avoir dans un regard
lu les possibilités.

Et puis comme au fond de soi-même
on s'aime beaucoup,
si quelqu'un vous aime, on l'aime
par conformité de goût

On se rend grâce, on s'invite
à partager ses moindres maux.
On prend l'habitude, vite,
d'échanger de petits mots

Quand on a longtemps dit les mêmes,
on les redit sans y penser.
Et alors, mon Dieu, l'on aime
parce qu'on a commencé.

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IX

Défaite

Ce n'est pas juste enfin! Moi je suis trop sensible.
Quand tu m'as fait du mal, je tente bien parfois
de te le rendre. Mais ça n'est jamais possible.
Je souffre toujours plus que toi.

Toi, tu sais supporter les longues bouderies,
les regards durs et les silences obstinés...
Ah! ne sois pas méchante avec moi, ma chérie!
J'ai trop de chagrin quand j'en ai...

... Mais je suis fou! N'écoute pas§ Je te confesse
naïvement de dangereuses vérités...
Tu sais à présent ma faiblesse :
tu vas peut-être en profiter...

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XX

Stéréoscope

Je ne veux pas les voir. Emporte ces clichés
où tient, dis-tu, notre voyage et son histoire.
Mes souvenirs sont bienj plus beaux dans ma mémoire.
Tu les éloignerais, voulant les rapprocher.
Emporte ces clichés où tout meurt et s'étrique,
où le passé charmant parait dépouillé
de sa couleur, de son parfum, de sa musique
tandis qu'un détail bête y revit tout entier
avec une importance irritante et cruelle.

Ma mémoire est plus fidèle
qui sait si bien oublier.
Elle a sans doute un peu brouillé
les lignes, défait les contours,
estompé les décors qui restent imprécis...
Mais au souvenir réussi
Elle a laissé son goût d'amour.

Elle conserve mes bonheurs
et me les tend au moindre appel,
avec leur douceur, leur saveur,
avec la hauteur de leur ciel. 
Je n'ai qu'à lui demander
les heures que je veux revivre,
Elle a tout gardé :
l'âpre odeur qui nous laissait ivres, 
de ce bois de pins sur la mer ;
le goût du vent et de grand air
qu'avaient nos baisers sur les dunes ;
le village, le carrefour
des chemin où l'on s'est un jour
tant disputé, notre rancune,
notre interminable retour,
 et comme je te querellais
d'être si froide et brutale,
tout ce temps que tu mis exprès
à choisir des cartes postales...
et puis les pleurs, le pardon...
et l'église, et notre maison,
et nos courses à bicyclette,
quand nous fleurissions nos guidons
de chèvrefeuille... et tout, nos fêtes,
nos chansons, nos larmes, nos cris,
notre nature, nos jours gris
et nos belles journées parfaites,
elle me les rend palpitants
avec l'air qui les enveloppe...
Penses-tu qu'il tienne autant
au fond de ton stéréoscope !
Tu ne trouves donc pas que c'est triste à mourir
ce blanc, ce noir, ces traits précis et décevants,
cercueils exacts où le passé fut vivant,
mais tenu si serré qu'on ne peut l'en sortir!


Tu montreras à nos amis ces sarcophages
uù des moments de nous sont ainsi prisonniers.
Ils s'émerveilleront : "C'était grand, votre plage!
C'était beau, ce pays! Quels arbres vous aviez!
Vraiment vous viviez seuls dans ce petit village ?"
puis ils riront d'un geste un peu gauche que j'eus...
Amuses-toi. Fais leur vivre notre voyage.
Maismoi, ces chers endroits, ces murs qui m'ont tant plu,
ces cadres où tu mis tes différents visages,
ne me les montre pas : je ne les verrais plus.
J'ai des images merveilleuses dans ma tête,
et tous ces documents ne m'en laisseraient rien...
Le souvenir est un poète.
N'en fais pas un historien.

(Paul Géraldy extraits de Toi et Moi)


Dame mauve le 27 mai de l'an 2014




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