dimanche 17 janvier 2016

Gaspard de la nuit 5


Lettre V
de Aloysius Bertrand à David d'Anger


Hôpital Necker, 19 avril 1841.

Mon cher David, mon bienfaiteur,

          Nous reverrons-nous ? Je suis dans une crise que je crois la dernière. Vivez de long jours et soyez heureux !

          Renduel m’a donné pour Gaspard de la Nuit, je ne sais plus à quel titre, sans doute comme prix de la première édition, et comme prix du manuscrit, la somme de cent cinquante ou soixante francs. Il faut une déclaration de lui qu’il ne réclame rien, ou ne réclamera rien plus tard. Craignons le coup du coupe-jarret.

          Ce manuscrit ensuite, je dois vous le déclarer est un vrai fouillis. Renduel m’y faisait faire tant de changements. Il est tout à fait provisoire, et devrait être rangé et revu d’avance, feuille par feuille d’impression. C’est donc une œuvre en déshabillé dont mon amour-propre (il est si grand dans les barbouilleurs de papier !) ne pourrait souffrir qu’on examinât les nombreuses imperfections, lacunes, etc., avant que je ne l’eusse remis dans ses habits décents. Si je vis dans huit jours, faites-moi le plaisir de me remettre le manuscrit. Si je suis mort à cette époque, je le lègue et le livre tout entier à vous, mon bon ami, et au si bon Sainte-Beuve qui fera tous les retranchements, modifications qu’il croira convenables.

          Le manuscrit a besoin d’être réduit au tiers au moins, et la première préface doit être entièrement supprimée.

          Gaspard de la Nuit est un ouvrage ébauché dans beaucoup de ses parties, j’ai bien peur de mourir tout entier.

          M. Victor Pavie exige le retranchement de toute chose qui froisserait ses sentiments religieux. Il y aurait donc quelques pièces et quelques phrases à supprimer.

          Je bats la campagne et ma cervelle s’enveloppe de vapeurs. Sais-je ce que je vous écris ? Ma tête commence à s’affaiblir.

          Je vous embrasse comme je vous aime, de tous les sentiments de mon âme pour vous, et vous savez quels ils sont ! Mes serrements de main très affectueux à l’excellent M. Sainte-Beuve.
L. BERTRAND.


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Aloysius Bertrand mourut dix jours après cette lettre


Violette W-R le 17 janvier de l'an 2016

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